Odeurs corporelles : la gêne est dans la tête, pas dans le nezL’historien Robert Muchembled, dans un passionnant ouvrage consacré à notre rapport fluctuant aux odeurs, rappelle que « Le bon vieux temps n’existe pas. Villes et villages européens du passé puaient atrocement. [3]».
Seules les arrivées très tardives du tout-à-l’égout, de l’eau courante, des toilettes « à l’anglaise », mais aussi la disparition progressive dans nos rues de nombreux animaux (comme les chevaux) qui circulaient et déféquaient sur la chaussée, ont à peu près « assaini » les milieux urbains… avant que les pots d’échappement des voitures ne les remplacent !
Les villes « puent » beaucoup moins aujourd’hui…
Et sans doute les gens aussi, l’hygiène n’étant pas à l’époque ce qu’elle est aujourd’hui.
Pourtant, à l’époque déjà, l’appréciation de « l’odeur de l’autre » donnait lieu à des jugements très culturels, sans aucune base scientifique.
Le bouc et le diable
Le médecin Jean Liébault écrivait ainsi en 1582 :
« La sueur qui est de bonne odeur démontre une fort bonne température des humeurs (…). Aussi, ceux qui sont plein de mauvaises humeurs, comme les lépreux et les personnes lascives, rendent une sueur qui sent le bouc.[4] »
Cela fait d’ailleurs longtemps que la puanteur des hommes est associée au bouc.
C’est pourquoi dans l’imaginaire médiéval, le diable, qui dégage une odeur pestilentielle, apparaît souvent sous la forme de cet animal.
Mais il n’y a pas que les lépreux et les personnes lascives qui sont accusés de sentir mauvais, selon les critères de l’époque : il y a aussi… les femmes.
Mesdames, vous ne sentez pas la rose mais le poisson !
Cela nous paraît difficile à croire aujourd’hui, mais il y a 400 ans, la femme était accusée de sentir « mauvais » par nature, et l’homme « bon » !!!
« La femme abonde en excréments, et à cause de ses fleurs (ses règles !) elle rend une mauvaise senteur, aussi elle empire toutes choses et détruit leurs forces et facultés naturelles. » écrit un médecin de la même époque[5].
Robert Muchembled, qui cite ces médecins du XVIe siècle, donne l’ampleur du préjugé de « mauvaise odeur » de la femme à l’époque :
« Il s’agit d’une perception religieuse et morale de la différence des sexes : une relation implicite est établie entre le mâle, la chaleur, la lumière et Dieu, alors que la femelle, liée à l’humidité et au froid, est attirée vers le bas, là où se situe pour les contemporains le royaume infernal souterrain.[6] »
Les « odeurs » de la femme invitent à l’amour, donc à la débauche.
Les sécrétions vaginales sont associées à l’odeur du poisson, et cette connotation péjorative nous est parvenue puisque l’on continue à qualifier une prostituée de morue, et son souteneur, de maquereau[7].
Tous ces jugements nous scandalisent maintenant (heureusement !)… mais ils survivent pourtant de manière très concrète : aujourd’hui encore, c’est la femme qui est incitée à se parfumer, comme si elle devait masquer son odeur naturelle.
Cachez cette odeur corporelle que je ne saurais sentir !
L’emploi très régulier de parfums pour masquer les odeurs corporelles date de la Renaissance.
Les odeurs « indésirables » y sont associées à la mort par certains médecins de l’époque, qui estiment que la peste se diffuse par l’air et les mauvaises odeurs.
Pour masquer leurs odeurs naturelles, les femmes vont recourir au musc, à la civette et à l’ambre… qui ne sont rien d’autre que des sécrétions glandulaires d’animaux ! Beau paradoxe !
L’ambre vient en effet de l’estomac des cachalots, le musc de l’abdomen de cerfs d’Asie ou de rats (le rat musqué !) en rut, et la civette, des parties génitales du chat éthiopien[8] !
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’on préférera progressivement, à toutes ces senteurs animales, des senteurs végétales : fleurs, épices, fruits à écorce, huiles essentielles, etc[9].
Nous continuons à faire la guerre aux odeurs corporelles, mais les armes ont changé
L’industrie du parfum a explosé depuis. Elle ne s’est jamais mieux portée que de nos jours. Les créateurs et façonniers n’utilisent évidemment plus de sécrétions animales, et emploient de moins en moins d’essences végétales naturelles.
Le problème est que les produits de synthèse employés dans les parfums aujourd’hui sont issus de l’industrie pétrochimique.
En 2005, l’ONG Greenpeace a publié un rapport dénonçant la surabondance de perturbateurs endocriniens – comme les phtalates et les muscs synthétiques, aux « effets hautement préoccupants » – dans les produis chimiques de 36 parfums de grandes marques :
« L’usage régulier de la plupart des parfums du commerce contribue de manière substantielle à l’exposition quotidienne des individus à ces substances chimiques, dont certaines sont des contaminants reconnus du sang et du lait maternel. De plus, des preuves s’accumulent pour confirmer les propriétés de perturbation hormonale de certains muscs.[10] », dit leur rapport.
Problème : la législation entourant la composition des parfums est, disons… très peu contraignante.
L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé est claire à ce sujet : « Il n’existe pas d’autorisation préalable de mise sur le marché pour les produits cosmétiques. Il incombe aux fabricants de garantir que leurs produits satisfont aux exigences législatives, réglementaires et ne présentant aucun danger pour la santé. ».
Or l’industrie du parfum chimique emploie environ 3 000 produits chimiques !
Un tiers environ sont susceptibles de causer le cancer, des défauts congénitaux, des allergies, des irritations de la peau, des yeux, des troubles du système nerveux…[11]
Il n’y a aucune traçabilité réelle des composants des parfums !
Mais il n’y a pas que les parfums…
L’autre façon contemporaine de faire la guerre aux odeurs corporelles, ce sont les déodorants.
Là encore, il y aurait de quoi préférer « sentir fort » !
Car les déodorants industriels sont fortement impliqués dans l’apparition du cancer du sein[12]. Les coupables sont les sels d’aluminium, qui seraient présents dans 9 déodorants sur 10[13].
Qu’ils soient sous forme de « roll-on » ou de bombe aérosol, les substances contenues dans les déodorants entravent le bon fonctionnement de la transpiration, nécessaire à notre corps.
Si votre propre odeur de transpiration vous indispose, ou indispose fortement votre entourage, je vous invite donc à laisser tomber au plus vite ces produits, et vous tourner vers des alternatives naturelles, à base de pierre d’alun notamment.
Mais j’aimerais terminer cette lettre sur une note… de fond.
C’est la vie que l’on bouscule en cherchant à masquer nos odeurs !...
Les odeurs corporelles que nous produisons naturellement peuvent nous déranger, et déranger nos proches, nos collègues ou nos amis, parce qu’elles nous ramènent à notre condition animale, de mammifère.
Or, à faire la guerre systématiquement à ces odeurs, nous bousculons des centaines de milliers d’années de notre histoire biologique.
Une étude de 2014 concluait que nous, humains, sommes capables de percevoir plus de mille milliards d’odeurs[14].
Les tendances hygiénistes de notre époque, à faire en sorte que les choses sentent le moins possible, conduisent à un sérieux appauvrissement du sens de l’odorat, qui est celui relié à la plus ancienne partie de notre cerveau (la zone corticale préfrontale)[15] !
Ce sens qui se développe dès la douzième semaine chez le fœtus[16]… et qui rend l’enfant capable de reconnaître l’odeur de sa mère jusqu’à l’âge de 16 ans, ce qui lui procure un sentiment de sécurité[17] !
L’aréole des seins d’une mère produit par ailleurs une odeur reconnaissable entre mille par le bébé, ce qui aurait joué un rôle pour notre survie dans l’évolution[18].
… Et l’amour !
Or l’odorat, et le fait de pouvoir « sentir » l’objet de notre désir, de notre amour, est primordial.
Diderot n’écrivait-il pas que l’odorat est, des cinq sens, « le plus voluptueux[19] » ?
Napoléon, huit jours avant de retrouver Joséphine, ne lui lançait-il pas par missive : « Ne te lave pas, j’accours et dans huit jours je suis là[20] ! » ?
Tous ces cris viennent du cœur, et du corps, pour une excellente raison : tout civilisés que nous sommes, notre désir et notre amour sont encore bel et bien sensibles aux « odeurs » de l’autre.
Nous n’y sommes sans doute pas aussi sensibles que la quasi-totalité de nos cousins animaux, mais ces molécules, appelées phéromones chez eux, existent également chez nous.
Chez l’homme, c’est la sécrétion d’androstérone qui serait susceptible d’éveiller le désir chez la femme[21]… pour peu qu’il n’utilise pas d’antitranspirant !
Mon propos n’est pas de vous appeler à cultiver vos odeurs corporelles… mais de remettre un peu de mesure, et de naturel, dans une « guerre » aussi triste que dangereuse pour notre santé.
Portez-vous bien !
Rodolphe Bacquet